LES BALLONS CÉLESTES DE TAUNGGYI
La Birmanie n’est pas un pays comme les autres. Longtemps fermée au tourisme, elle a connu un passé douloureux car elle était en proie aux querelles incessantes de ses différentes ethnies. Mais petit à petit, notamment avec l’accession au pouvoir de Aung San Suu Kyi en 2015, l’année où nous y étions, elle panse ses blessures et offre son plus beau sourire aux voyageurs et aux touristes. La fête des ballons de Taunggyi ne date pas d’hier mais elle n’était connue que des résidants car la junte militaire qui enserrait les Birmans dans un carcan de fer, voulait éviter tout débordement. Le caractère religieux de la fête lui a permis de survivre et c’est un vrai régal que de voir un tel enthousiasme pour des cocottes de papier.
Durant toute la semaine qui précède la pleine lune de novembre, les habitants de l’Etat Shan de Birmanie, se rendent dans les pagodes et temples pour y pratiquer leur dévotion en versant des dons, en fournissant de nouvelles robes aux moines, en apportant des offrandes diverses, ou encore en mettant sur pied des chars sillonnant les rues des villes. Ces engins qui croulent sous une décoration hautement symbolique dominée par des billets de banque parcourent la rue principale des localités au son de gongs, tambours ou d’une sono tonitruante. Chacun de ces fiefs bouddhistes est composé diversement de bandes de jeunes hommes, d’hommes ou d’enfants, parfois de femmes, entraînés dans une danse endiablée.
Mais, pour bien comprendre cette ferveur et cette liesse populaires, il faut savoir que la Birmanie est un Etat profondément religieux encore peu touché par la vie moderne et le consumérisme, soumise qu’elle fut pendant de longues années à une vie rude et simple sous le joug d’une junte implacable. Ainsi pour laisser libre cours à sa joie ce peuple n’avait d’autre dérivatif que le culte de sa foi toute remplie de symboles et de dévotions. Le pays compte en effet un nombre impressionnant de temples, de pagodes et de pagodons desservis par une armada de moines et de moinesses qui passent le plus clair de leur temps en prière mais aussi dans les rues à quémander nourriture et biens qui leur font défaut.
“Les pagodes birmanes dégagent une impression de sérénité à nulle autre pareille. Le voyageur est saisi par la ferveur de la foi des pèlerins qui, inlassablement, pratiquent dévotions et offrandes dans les cours immenses des lieux sacrés.”
“Taunggyi s’enflamme un 24 novembre.”
Le chauffeur de taxi prévient : «Be very careful !» L’après-midi vient de débuter et l’activité sur le terrain vague qui sert de « rampe de lancement” aux ballons semble restreinte. Mais bien vite, un gros 4X4 tirant une remorque déboule sur la piste, au son d’une musique tonitruante crachée par des haut-parleurs placés sur le toit. Plusieurs hommes sortent du véhicule et descendent du toit une bâche qui cache un engin pyrotechnique à l’allure imprécise mais qui se révélera bientôt être une poule géante une fois dépliée sur le sol. Un membre du jury s’approche de la troupe qui lui confie aussitôt la provenance et le nom du groupe. L’affaire est entendue.
Dans une sorte de samba rythmée par des cymbales, des gongs, et des tambours, l’équipe se divise en deux parties, ceux qui vont faire voler l’aéronef et ceux qui soutiennent le moral de la troupe en se déhanchant et en chantant comme de beaux diables. Déplié, le ballon expose ses flancs et on commence à en deviner la forme avant qu’on y installe un brûleur rudimentaire et que l’opération de chauffage débute. Un dernier contrôleur fait le tour du fourreau si fragile et l’on colmate tant bien que mal à l’aide de ruban adhésif les dernières brèches.
Deux solides gaillards tiennent des flambeaux enduits de résine inflammable alors qu’un troisième s’affaire autour d’un briquet qui va produire l’étincelle salvatrice. Les torchères s’enflamment en un instant et c’est alors une course folle qui s’engage entre les membres de l’équipe, certains allumant le brûleur, d’autres tentant de chauffer l’intérieur de l’aérostat sans mettre le feu à l’enveloppe de papier. Une épaisse et âcre fumée noire envahit aussitôt la scène et le monstre aux multiples atours dévoile son identité, se boursoufle, gondole, bedonne, résiste et déploie son gréement. Sous le ventre de la bête, l’heure est grave, les visages sont tendus car les deux porteurs de flambeaux agitent alternativement leurs feux dangereux pour insuffler de l’air chaud. Cris, bousculades, injonctions, tintements des cymbales et résonance profonde des tambours, tout cela soutient cette mêlée incroyable qui se déplace au gré des humeurs du gonflage du ballon. Autour de l’enveloppe, les gestes sont précis ; on pince avec précaution la toile tout en reculant pour laisser libre cours à la métamorphose du géant ; quelques hampes de bambou recouvertes de coton accompagnent le moment magique tant attendu.
Bientôt celui-ci s’élève avec une lenteur majestueuse et l’équipe pousse un hurlement de joie, battant des mains tout en courant vers les points d’eau pour éteindre le feu des torchères. La foule présente accompagne la montée du ballon avec des exclamations de joie et chacun commente son maintien ténu dans l’air.
Déjà une autre équipe passionnée arrive sur l’esplanade et la foule se déplace pour voir quelle bête va sortir de cet amas de bâches et de cordes. Comme partout, il y a les heureux dont le ballon se maintient de longues minutes en l’air, défiant les lois de l’aéronautique en montant toujours plus haut dans le ciel éclatant de cet après-midi tropical et d’autres, malheureux, dont l’animal flambe en quelques secondes après d’incroyables soubresauts de bête blessée. Un vrai gâchis lorsque l’on pense au nombre d’heures passées à la confection artisanale de cet improbable patchwork de morceaux de papier. C’est à n’y rien comprendre car certaines formes extravagantes s’élèvent avec assurance dans l’éther alors que des formes classiques s’écrasent lamentablement sur le sol, crachant feu et fumée de toutes parts.
Mais c’est le soir que tout bascule car alors des aéronefs géants s’élèvent au-dessus de la mêlée qui se presse et hurle à leurs pieds. Et comble de la manifestation, on charge les montgolfières de feux d’artifices et bientôt ce sont fusées, soleils, et divers engins explosifs qui s’élancent vers le ciel ou... vers la foule venue encourager les diverses équipes. Hallucinant !
Evidemment, la Birmanie ne se résume pas à la fête des ballons à air chaud, elle recèle bien des secrets et des paysages à couper le souffle. Mais cela, c’est une autre histoire et des histoires nous en avons encore beaucoup à raconter.